Influence d’Horace et de Juvénal
Par leur pratique, les grands poètes romains Horace et Juvénal fixent de manière indélébile les linéaments du genre connu sous le nom de satire formelle en vers et, ce faisant, exercent une influence omniprésente, bien que souvent indirecte, sur toute satire littéraire ultérieure. Ils ont donné des lois à la forme qu’ils ont établie, mais il faut dire que les lois étaient très lâches en effet. Considérez, par exemple, le style., Dans trois de ses Satires (I, iv; I, x; II, i) Horace discute du ton approprié au satiriste qui, par souci moral, attaque le vice et la folie qu’il voit autour de lui. Par opposition à la dureté de Lucilius, Horace opte pour la moquerie douce et l’esprit enjoué comme le moyen le plus efficace pour ses fins. Bien que je dépeigne des exemples de folie, dit-il, je ne suis pas un procureur et je n’aime pas donner de douleur; si je ris des bêtises que je vois à mon sujet, je ne suis pas motivé par la malice., Le verset du satiriste, sous-entend-il, devrait refléter cette attitude: il devrait être facile et sans prétention, pointu si nécessaire, mais suffisamment souple pour varier de grave à gay. Bref, le personnage du satiriste tel que projeté par Horace est celui d’un homme urbain du monde, préoccupé par la folie, qu’il voit partout, mais ému au rire plutôt qu’à la rage.
Juvénal, plus d’un siècle plus tard, conçoit le rôle du satiriste différemment., Sa posture la plus caractéristique est celle de l’homme droit qui regarde avec horreur les corruptions de son temps, son cœur dévoré de colère et de frustration. Pourquoi écrit-il de la satire? Parce que la tragédie et l’épopée ne sont pas pertinentes pour son âge. La méchanceté et la corruption dominent tellement la vie romaine que, pour quelqu’un d’honnête, il est difficile de ne pas écrire de satire. Il regarde autour de lui, et son cœur brûle de rage; jamais le vice n’a été aussi triomphant. Comment peut-il se taire (Satires, I)?, La manière déclamatoire de Juvénal, l’amplification et la luxuriance de ses invectives, sont totalement en décalage avec les prescriptions stylistiques fixées par Horace. À la fin de la sixième satire scabreuse, une longue invective perfervide contre les femmes, Juvénal fait étalage de son innovation: dans ce poème, dit-il, la satire a dépassé les limites établies par ses prédécesseurs; elle a pris le ton élevé de la tragédie.
Les résultats de l’innovation de Juvenal ont été très déroutants pour l’histoire littéraire., Qu’est-ce que la satire si les deux poètes universellement reconnus comme les maîtres suprêmes de la forme diffèrent si complètement dans leur travail qu’ils sont presque incommensurables? La formulation du poète anglais John Dryden a été largement acceptée. La satire romaine a deux sortes, dit-il: la satire comique et la satire tragique, chacune avec sa propre légitimité. Ces dénominations en sont venues à marquer les limites du spectre satirique, qu’il s’agisse de poésie ou de prose ou d’une forme d’expression satirique dans un autre médium., À l’extrémité horatienne du spectre, la satire se fond imperceptiblement dans la comédie, qui a un intérêt constant pour les folies humaines mais n’a pas l’intention de reformer la satire. La distinction entre les deux modes, rarement claire, est marquée par l’intensité avec laquelle la folie est poursuivie: fops et imbéciles et pédants apparaissent dans les deux, mais seule la satire a un but moral. Et, bien que le grand moteur de la comédie et de la satire soit l’ironie, dans la satire, comme l’a affirmé le critique du 20e siècle Northrop Frye, l’ironie est militante.,
Nicolas Boileau, Dryden et Alexander Pope, écrivant aux 17e et 18e siècles—l’âge moderne de la satire—saisissent magnifiquement, quand ils le souhaitent, le ton horatien habile. Cependant, l’esprit de satire peut également être sombre, profondément sondant et prophétique, car il explore les gammes de la fin juvénalienne du spectre satirique, où la satire se confond avec la tragédie, le mélodrame et le cauchemar. La Dunciade de Pope se termine par ces lignes:
Lo! ton Empire d’effroi, Chaos! est restaurée;
La lumière meurt devant ta parole incessante:
Ta main, grand Anarchiste!, laisse tomber le rideau;
Et L’Obscurité universelle enterre Tout.
C’est la même obscurité qui tombe sur le Livre IV des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, sur certaines satires de Mark Twain—The Mysterious Stranger et”To the Person Sitting in Darkness » —et sur Nineteen Eighty-four de George Orwell et, dans une veine plus surréaliste, Catch-22 de Joseph Heller.